Pas un regard lorsque mon voisin de bureau entre dans l’ascenseur qui nous amènera sans tarder à l’étage feutré des élus. Moquette moelleuse, bureaux vernis, tableaux de maîtres aux murs pour susciter l’inspiration. L’endroit parfait pour se plonger dans ces marées de mots qui s’agencent en phrases qui s’agencent en paragraphes qui s’agencent en …
Je suis un écrivain chanceux. Mon talent, reconnu après quelques décennies de galère, me donne enfin le confort d’écriture, à défaut du confort de vivre.
La montée est bien lente ce matin ou bien est-ce moi qui rêve que le septième ciel ne s’atteint pas à la même vitesse que les étages subalternes ? Il fait déjà chaud. Je n’aurais pas dû mettre cette veste. Et ces chaussures qui déjà me laminent les pieds. Un regard en coin me confirme que mon voisin n’est pas plus amène aujourd’hui qu’hier.
Tout à coup, j’ai du mal à réprimer une indicible envie de rire. Son nez m’apparaît comme une tomate trop mûre, prête à éclater, gorgée du trop-plein de jus. Mon esprit facétieux me conduirait bien à y envoyer une fléchette. Gamin, j’avais dessiné une grosse tomate en guise de cible, plus insolite que la sempiternelle pomme de Guillaume. Je vois même poindre, sur ce nez proéminent, un naevus poilu de la plus belle espèce. On dirait une des ces grosses mouches Brachycère Cyclorrhaphe Schizophore. Mon voisin m’observe, le regard torve. Il voit mon sourire difficilement réprimé et ses poings s’ouvrent et se ferment au rythme du pétillement de mes yeux.
Il fait beau ce matin. Pour une fois, le nuage de pollution planant habituellement sur la ville a oublié de se lever. D’humeur joyeuse, j’ose un « Beau temps pour la saison, hein ? ». Je sais, ce n’est pas original. C’est même très banal. A défaut, c’est un essai de civilité entre deux personnes appelées à partager le même espace vital pendant un tiers de leur journée. Je ne m’attendais pas à une longue diatribe et dois me contenter d’un marmonnement, exhalé avec grande difficulté … et une forte odeur d’ail rance. Mon estomac se noue, se révulse, mes narines frémissent tant et plus, avec une fâcheuse tendance à se fermer face à une telle agression matutinale. Je ris moins. Je ne ris même plus du tout. Et cet ascenseur qui n’en finit pas de monter. Passée mon envie d’un bon café préparé par notre charmante collaboratrice, qui se plierait en plus que quatre pour s’arroger mes faveurs. Il n’y a malheureusement guère que son café qui est bon !!
Mais que fait ce maudit ascenseur ? Je ne l’ai pas senti s’arrêter. La loupiotte s’est éteinte. L’angoisse commence à m’étreindre la gorge. Je me calmerais bien en étreignant cet horrible personnage puant. Il doit lire mon envie car je le vois se replier vers le coin opposé. « Eh, eh », me dis-je, « tu as peur, tu trembles carcasse, tu commences à suer … » Oh ciel ! Si en plus il transpire ce qu’il a mangé hier, nous ne sommes pas sortis de l’auberge… ni de cet ascenseur.
Je lis d’ici l’article qui, à titre posthume, rendra hommage à la fin tragique du génie de l’écriture. En pleine ascension fulgurante, il s’est éteint suite à une attaque suffocante d’exhalaisons putrides.
A mon grand soulagement, l’ascenseur se remet enfin en route. J’entends mon voisin soupirer. J’en ferais bien autant mais ne veux pas lui donner cette satisfaction. C’est moi l’écrivain à succès du moment et un écrivain à succès, c’est comme Zorro, ça ne craint rien. Surtout pas un noircisseur de pages de seconde zone, tout juste bon à faire frémir le cœur et les gambettes des midinettes.
Nous voici arrivés. Je me recompose et affiche mon plus large et plus beau sourire avant de sortir de cette horrible boîte. D’ailleurs, mon tour de taille gagnerait à ce que je monte l'escalier. C’est promis, demain je commence !
Cracotte
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Je crois au soleil même quand il ne brille pas (Anonyme)