Oh, elle n’était pas bien grande cette maison familiale mais qu’est-ce que je l’aimais. Lorsque j’ouvrais le portillon, j’étais assaillie par les souvenirs de ces années de bonheur partagées avec ma grand-mère. Elle arborait, de l’été à l’hiver, un sourire tranquille qui illuminait ses beaux yeux si clairs qu’on l’aurait dit venue du grand Nord.
Ce jour-là encore, à la tombée du jour, les odeurs du jardinet un peu sauvage me remémorèrent ces longues heures passées avec mon grand-père à sarcler, biner, humer, inspecter, rempoter, tailler. Avec une infinie tendresse, il nous racontait « son » jardin. Avec une grande patience. Il tentait de nous sensibiliser à ces senteurs fraîches. Elles étaient un peu étranges pour nous, pauvres citadins, coincés entre béton et bitume, entre le sixième et le huitième étage d’un petit immeuble coquet et sans ascenseur.
Je fis quelques pas et tentai de découvrir où se cachaient ces jacinthes, jalousement couvées afin de distiller leur odeur de printemps, quand nous arrivions pour les vacances de Pâques. Où étaient les primevères annonciatrices du temps des jeux et des courses folles avec les cousins ? Et les crocus, où se trouvaient-ils ? Ils enterraient l’hiver et ses souvenirs de nougats mangés avec délectation au coin du feu sous le regard attendri de notre grand-mère.
Lorsque j’entrai dans la maison après une si longue absence, je fus envahie d’une douce nostalgie de ces trêves scolaires, lorsque tous les enfants se retrouvaient dans cette maison où le bonheur régnait en maître.
Il est bien loin le temps où mon grand-père nous emmenait pour de longues ballades le long de la plage mouillée par les vagues rugissantes. Aujourd'hui, il est perclu de rhumatismes et ne peut plus guère marcher que du fauteuil au lit et du lit au fauteuil, tout en rêvant à ces jours heureux.
Demain, elle se remplira de nouveau de cris et de joies, cette petite maison perchée au bout de la grève. Une conspiration familiale nous réunira tous autour de notre Nonno qui fêtera les 90 ans de sa vieille carcasse, comme il aime à l’appeler ! Nous avons réussi à garder le secret pour lui faire cette belle surprise. Ils seront tous là, même les cousins d’Amérique qui sillonnent ce grand pays, tels des nomades en quête d’un point d’eau.
Bien que valides mais plus matures, nous n'iront plus investir notre perchoir caché dans les branches du cerisier séculaire qui abritait nos conciliabules vespéraux. Ce sont nos enfants qui prendront la relève. Demain, ils tenteront, comme nous, d’aller débusquer les tubercules dans les failles du mur de pierre qui protège ce havre de paix des embruns intempestifs de la mer, parfois si inhospitalière.
Demain, il nous abreuvera encore et encore de ces histoires mille fois racontées et qui nous ont tant ravis. Il sourira en nous rappelant qu’il avait été un enfant tapageur, là-bas dans son village natal, sur cette île d’Elbe si sauvage. Il aurait tant voulu nous y emmener. Avec ses copains de fortune, ils ramassaient les vieux pneus qu’ils trouvaient lors de leurs balades désoeuvrées. Le caoutchouc alimentait si bien « leur » feu autour duquel ils échafaudaient mille plans, tandis qu’à tour de rôle, ils faisaient le guet pour donner l’alerte à l’approche des carabiniers.
Il aura beau gronder et répéter qu’il ne fallait pas nous déranger, qu’à son âge on n’a plus de souffle pour éteindre les bougies, qu’on attend seulement le jour du dernier voyage, demain soir, Nonno s’endormira heureux et comblé. Enchanté et content d’avoir revécu les fugaces moments d’insouciance, entourés de sa « bande de vauriens » comme il nous appelait avec tendresse, au temps où sa grosse voix grondait doucement pour nous rappeler au nid à l’heure où les mouettes se taisent enfin.